Le Château et La Grande Salle

À leur départ de l’auberge, la Belle avait le souffle court et rougissait ; mais ce n’était pas à cause des foules qui se pressaient au bord des rues du village, et non plus à cause de celles qu’elle découvrirait plus loin sur la route qui déroulait son ruban à travers les champs de blé.
Le Prince avait dépêché des estafettes pour les précéder, et tandis que l’on ornait les cheveux de la Belle de fleurs blanches, il lui annonça que l’on atteindrait le château dans l’après-midi, à condition qu’ils pressent le pas.
— Nous serons dans mon Royaume, proclama-t-il fièrement, aussitôt que nous aurons passé la crête des montagnes.
La Belle ne put tout à fait définir la sensation que cette nouvelle éveilla en elle.
Mais le Prince, comme s’il avait perçu son étrange confusion, l’embrassa à pleine bouche avant d’enfourcher sa monture, et lui dit d’une voix douce, que seuls ceux qui se trouvaient autour d’eux purent entendre :
— Lorsque vous pénétrerez dans mon Royaume, vous serez mienne plus complètement que jamais.
Vous serez mienne sans répit, et il vous sera plus aisé d’oublier tout ce qui vous est arrivé avant ce moment, et de dédier votre vie à moi seul.
Et voici qu’ils sortaient du village, le Prince menant sa splendide monture juste derrière la Belle, qui ouvrait la marche d’un pas rapide sur les pavés brûlants.
Le soleil était plus chaud, et la foule était fort nombreuse, car les fermiers s’étaient tous rendus au bord de la route, et ces gens la montraient du doigt, la dévisageaient, se dressaient sur la pointe des pieds pour mieux voir, et la Belle sentait le doux gravier sous ses pieds et, de temps à autre, des touffes d’herbe soyeuse ou de fleurs des champs.
Elle marchait la tête haute, et le Prince lui donnait ses ordres, mais elle gardait les yeux mi-clos, se laissant aller à la caresse de l’air frais sur ses membres nus, et elle ne pouvait s’empêcher de songer au château du Prince.
De temps en temps, une petite voix venue de la foule la ramenait soudainement et douloureusement à la conscience de sa nudité, et même, à une ou deux reprises, une main se tendit pour lui toucher la cuisse avant que le Prince, derrière elle, eût fait promptement claquer son fouet.
Enfin, ils pénétrèrent dans un défilé sombre et boisé qui franchissait les montagnes, et il n’y eut plus que quelques grappes éparses de paysans ici et là pointant un œil à travers l’épaisse ramure des chênes ; une brume couvrait la terre. La Belle, tout en marchant, se sentit engourdie, amollie, et sa nudité lui parut étrangement naturelle.
Mais son cœur fut pris d’un martèlement ténu lorsque la lumière du soleil, lançant ses rayons devant eux, leur révéla une vallée verdoyante qui allait s’élargissant.
Derrière elle, un grand cri s’éleva des poitrines des soldats : elle comprit que le Prince était, oui, arrivé sur ses terres. Et devant elle, au-delà de cette pente verdoyante, elle découvrit, au-dessus d’un profond précipice surplombant la vallée, le château du Prince.
Il était bien plus vaste que la demeure de la Belle, une jungle de tours immaculées. Il aurait pu contenir tout un monde, lui semblait-il, et ses portes ouvertes béaient comme des bouches dans l’axe du pont-levis.
Et voici que de toute part les sujets du Prince, de simples petites mouchetures dans le lointain qui grandissaient à mesure, coururent vers la route qui déployait ses lacets devant eux.
Des cavaliers franchirent le pont-levis et chevauchèrent vers eux dans une fanfare de trompettes, leurs étendards flottant au vent.
Ici, l’air était plus chaud, comme si ces lieux étaient protégés de la brise marine. Il n’y avait plus rien, ici, de la pénombre de ces villages étriqués et de ces forêts qu’ils avaient traversés. Et partout la Belle découvrait des paysans vêtus plus légèrement et de couleurs plus vives.
Entre-temps, ils se rapprochaient du château, et la Belle aperçut au loin non plus ces paysans qui, tout au long de la route, l’avaient gratifiée de leur admiration, mais une foule immense de Seigneurs et de Dames somptueusement vêtus.
Elle dut pousser un petit cri et incliner la tête, car le Prince vint se porter à sa hauteur. Elle sentit son bras la ramener tout contre le flanc du cheval, et il lui glissa à l’oreille :
— À présent, la Belle, vous savez ce que j’attends de vous.
Cependant, ils étaient déjà parvenus aux abords escarpés du pont-levis, et la Belle vit ses craintes justifiées, des hommes et des femmes de son rang, tous vêtus de velours blanc brodé d’or, ou qui arboraient de gaies couleurs de fête. Elle n’osa pas les regarder. Elle sentit le rouge lui revenir aux joues et, pour la première fois, fut tentée de se jeter aux pieds du Prince pour s’en remettre à sa miséricorde et le supplier de la cacher.
Une chose était d’être montrée à des rustres qui louaient sa beauté et feraient d’elle une légende, mais là, cette fois, elle pouvait déjà entendre les bavardages, les discours pleins de morgue et les rires. C’était plus qu’elle n’était capable d’endurer.
Mais lorsque le Prince descendit de sa monture, il lui ordonna de se mettre à quatre pattes et lui dit, avec douceur, que c’était ainsi qu’elle devrait faire son entrée au château.
Elle en demeura pétrifiée, son visage la brûlait, mais elle obéit aussitôt en tombant à genoux, entrevoyant du coin de l’œil, à sa gauche, les bottes du Prince, comme elle franchissait le pont-levis en s’attachant à régler son allure sur la sienne.
On la conduisit par un vaste et sombre corridor, où elle n’osa pas lever les yeux, quoi qu’elle pût, tout autour d’elle, y distinguer des robes fastueuses et des bottes luisantes. De part et d’autre, des Seigneurs et des Dames s’inclinaient devant le Prince. Il y eut des chuchotements en guise de saluts, des baisers qu’on lançait, et elle, elle était nue, elle avançait à quatre pattes comme si elle n’avait été qu’un pauvre animal.
Voici qu’ils atteignaient l’entrée de la Grande Salle, une pièce vaste et plongée dans la pénombre comme aucune de celles de son propre château. Un feu immense rugissait dans l’âtre, malgré le soleil qui dardait ses rais de chaleur par de hautes fenêtres étroites. Il lui sembla que les Seigneurs et les Dames se pressaient à sa suite, en longeant silencieusement les murs vers de longues tables de bois. Des plats et des verres y étaient déjà disposés. L’air était chargé des fumets du dîner.
Et c’est alors que la Belle vit la Reine.
Elle était assise à l’extrémité de la salle, sur une estrade. Sa tête voilée était cerclée d’une couronne d’or, et les manches profondes de sa robe verte étaient ornées de perles et brodées d’or.
Sur un bref claquement de doigts du Prince, la Belle s’avança. La Reine s’était levée, et, à présent, elle embrassait son fils qui se tenait devant l’estrade.
— Un Tribut, Mère, qui nous provient de la terre située en deçà des Montagnes, et le plus beau que nous ayons reçu de longtemps, si ma mémoire ne me fait point défaut. Ma première esclave d’amour, et je suis très fier de l’avoir enlevée.
— Et vous n’avez pas tort, acquiesça la Reine d’une voix à la sonorité jeune et froide à la fois.
La Belle n’osait pas lever les yeux sur elle. Mais ce fut la voix du Prince qui l’effraya le plus. « Ma première esclave d’amour. » Elle se souvint de ses élans de prévenance déroutants devant ses parents, de l’évocation du temps où ils servaient sur cette même terre, et elle sentit son pouls battre plus vite.
— Exquise, absolument exquise, approuva la Reine, mais toute la Cour doit être à même de la voir. Messire Grégoire, appela-t-elle, et elle eut un geste aérien.
Un grand murmure s’éleva de la Cour assemblée. Et la Belle vit approcher un homme de haute taille aux cheveux gris, sans pouvoir le distinguer clairement. Il portait des cuissardes de daim, retournées à hauteur du genou, qui révélaient une doublure de fourrure d’écureuil de Russie du plus beau gris.
— Montrez-nous un peu cette jeune fille…
— Mais, Mère, protesta le Prince.
— Billevesées, tous les gens du commun l’ont vue. Nous la verrons donc.
— Et devrons-nous la museler, Votre Majesté ? demanda cet homme étrange, à la haute taille et aux bottes doublées de fourrure.
— Non, ce ne sera pas nécessaire. Toutefois, punissez-la, assurément, si elle venait à élever la voix ou à pleurer.
— Et sa chevelure, sa chevelure lui fait un bouclier, reprit l’homme.
Mais voici qu’il relevait la Belle, qui croisa immédiatement les mains sur la tête. Tandis qu’elle se tenait debout, elle se sentit désespérément exposée et ne put se retenir de pleurer. Elle redoutait un reproche du Prince, et elle put mieux voir la Reine, bien qu’elle ne le désirât pas. Le voile arachnéen de la Reine laissait deviner une chevelure noire, qui ondulait sur ses épaules, et des yeux noirs, comme ceux du Prince.
— Laissez ses cheveux comme ils sont, dit le Prince presque jalousement.
Oh, il va me défendre, songea la Belle. Sur quoi elle entendit le Prince donner l’ordre lui-même.
— Installez-la sur la table, que tous la voient.
La table était rectangulaire et dressée au centre de la salle. La Belle songea à un autel. Une fois montée dessus, on la contraignit à s’agenouiller face aux trônes où le Prince avait pris place aux côtés de sa mère.
Vivement, l’homme aux cheveux gris plaça une lourde pièce d’un bois tendre au-dessous de son ventre. Elle pouvait s’y reposer, ce qu’elle fit, tandis qu’il la forçait à écarter largement les genoux et qu’il étendait ses jambes afin que ses genoux ne touchent pas la table, ses chevilles attachées aux rebords par des liens de cuir. Puis ses poignets subirent le même traitement. Elle tint son visage en larmes caché du mieux qu’elle put.
— Vous garderez le silence, lui intima l’homme d’un ton glacial, ou je veillerai à ce que vous soyez silencieuse à jamais. Ne vous méprenez pas sur la clémence de la Reine. Elle ne vous muselle pas seulement parce que cela divertit la Cour de vous voir vous débattre avec votre volonté.
Et puis, à la grande honte de la Belle, il lui releva le menton, et ajusta au-dessous une longue mentonnière de bois. Elle ne pouvait baisser la tête, même si elle pouvait baisser les yeux. Et elle apercevait autour d’elle la salle en son entier.
Elle vit les Seigneurs et les Dames se lever de leur table de banquet. Elle vit le feu immense. Et puis elle vit aussi cet homme, avec son visage anguleux et mince, et ses yeux gris qui n’étaient pas aussi froids que sa voix, mais qui, pour l’heure, semblaient tout de même éviter la moindre tendresse.
Un long frisson la parcourut lorsqu’elle se représenta ainsi – ouverte aux regards, et juchée en hauteur, le visage exposé à tous ceux qui la scrutaient à leur guise, et, tant bien que mal, elle dissimula ses sanglots en tenant ses lèvres serrées l’une contre l’autre. Même ses cheveux ne la couvraient pas, car ils tombaient en masses égales de chaque côté de son visage et ne masquaient rien d’elle.
— Ma jeunette, ma petite, fit l’homme aux cheveux gris, dans un souffle. Tant de peur ne vous sert de rien. (Un soupçon de chaleur paraissait poindre dans sa voix.) Qu’est-ce que la peur, après tout ? C’est de l’indécision. Vous cherchez une voie de résistance, d’évasion. Il n’y en a aucune. Ne raidissez pas les membres comme cela. C’est en vain.
La Belle se mordit la lèvre et sentit les larmes lui couler sur le visage, mais ces mots prononcés à son intention la réconfortèrent. Il lissa ses cheveux vers l’arrière, à partir du front. Sa main était légère et froide, comme s’il voulait s’assurer qu’elle n’avait pas la fièvre.
— Allons, restez tranquille. Tout le monde vient vous voir.
Les yeux de la Belle étaient liquides, mais elle apercevait encore les trônes à distance, où le Prince et sa mère se parlaient le plus naturellement du monde. Elle se rendit compte que toute la Cour s’était levée et s’avançait vers l’estrade. Les Seigneurs et les Dames s’inclinaient devant la Reine et le Prince, avant de se retourner et de venir à elle.
La Belle eut un haut-le-corps. Il lui sembla que l’air même venait toucher ses fesses nues et la toison entre ses jambes, et elle lutta pour abaisser le visage avec réserve, mais la rigide mentonnière de bois ne voulait pas plier, et tout ce qu’elle avait latitude de faire, c’était de baisser à nouveau les yeux.
Les premières Dames et les premiers Seigneurs étaient tout près d’elle et elle pouvait entendre le froissement de leurs vêtements et discerner l’éclat d’or de leurs bracelets.
Leurs parures réfléchissaient la lumière du feu et celle des flambeaux plus lointains, et l’image floue du Prince et de la Reine lui apparut dans un clignement d’yeux.
Elle laissa échapper un gémissement.
— Chut, ma chère amie, fit l’homme aux cheveux gris.
Et tout à coup ce lui fut un grand réconfort que de l’avoir si près d’elle.
— À présent, levez les yeux vers votre gauche, continua-t-il, et elle vit ses lèvres s’élargir en un sourire. Vous voyez ?
L’espace d’un instant, la Belle aperçut une chose sûrement impossible, mais avant qu’elle pût regarder à nouveau, ou dissiper les larmes de ses yeux, une grande Dame s’interposa entre elle et cette vision lointaine, et elle reçut un choc en sentant sur elle les mains de cette Dame.
Elle sentit les doigts froids réunir ses seins lourds, et les tordre presque à lui faire mal. Elle trembla, essayant désespérément de ne pas éclater en sanglots. Car d’autres personnages s’étaient assemblés autour d’elle, et elle sentit derrière elle deux mains, très calmes et très lentes, lui écarter un peu plus les jambes. Et maintenant quelqu’un lui touchait le visage, et une autre main lui pinçait le mollet avec cruauté.
Son corps lui parut alors se resserrer sur ses endroits les plus honteux et les plus secrets. Il y eut une palpitation à la pointe de ses seins, et ces mains étaient froides, comme si elle-même brûlait, puis elle sentit des doigts qui examinaient son derrière et s’introduisaient même dans cet autre orifice, étroit, et très dissimulé.
Elle ne put réprimer un gémissement, mais elle tint ses lèvres closes, et les larmes coulèrent sur ses joues.
Un instant, elle ne pensa à rien d’autre qu’à cette vision fugitive qu’elle avait eue, avant que la procession des Seigneurs et des Dames ne l’interrompît. Tout en haut, le long du mur de la Grande Salle, sur une large corniche de pierre, elle avait aperçu un rang de femmes nues.
Cela lui avait paru impossible, et pourtant elle avait bel et bien vu. Toutes elles étaient jeunes, comme elle, et elles se tenaient debout, mains croisées sur la nuque, les yeux baissés, ainsi que le Prince le lui avait enseigné, et, entre chaque paire de jambes, elle voyait la lueur du feu jouer sur les boucles de la toison pubienne, ainsi que les tétons roses et dressés de leurs bustes.
Elle n’en croyait pas ses yeux. Elle ne voulait pas que cela fût, et pourtant si cela était… eh bien… c’était un surcroît de trouble. Éprouvait-elle une peur extrême, ou se félicitait-elle d’être la seule à ne pas subir cette humiliation indicible ?
Quoi qu’il en soit, elle n’eut guère le temps d’y réfléchir, aussi odieuse cette vision fût-elle, car les mains la parcouraient tout entière. Elle avait poussé un cri aigu en les sentant lui toucher le sexe, en lisser la toison, puis, alors que son visage la brûlait et qu’elle tenait ses yeux bien clos, elle sentit avec effarement deux longs doigts se glisser à l’intérieur de son sexe et l’ouvrir.
Il était encore endolori des coups de boutoir du Prince, et bien que ces doigts fussent délicats, elle souffrait encore de cette irritation.
Mais la partie la plus affreuse de cette scène, ce fut d’être ouverte de la sorte et d’entendre ces voix douces qui, maintenant, s’entretenaient à son sujet.
— Innocente, très innocente, fit l’une, et une autre trouva qu’elle avait des cuisses très fines et que sa peau était souple.
Ceci eut l’air de déclencher d’autres rires – ce rire aussi léger qu’un gazouillis, comme s’il ne s’agissait que d’un grand divertissement et la Belle se rendit compte soudain qu’elle tirait sur ses jambes, de toutes ses forces, pour les refermer, chose cependant tout à fait impossible.
Les doigts s’étaient retirés, et maintenant quelqu’un lui flattait le sexe de la main, en pinçait les petites lèvres cachées pour les fermer, et la Belle se tordit, pour entendre un rire provenant cette fois de l’homme à côté d’elle :
— Petite Princesse, fit gentiment ce dernier à son oreille, en se penchant de sorte qu’elle put sentir sa cape de velours contre son bras nu, vous ne pouvez dissimuler vos charmes à personne.
Elle gémit comme pour faire appel à lui, mais le doigt de l’homme se posa sur ses lèvres.
— Allons, si je me voyais contraint de vous sceller les lèvres, le Prince en concevrait une grande colère. Il faut vous résigner. Vous devez accepter. C’est la plus rude des leçons, auprès de laquelle la douleur n’est vraiment rien.
La Belle sentit qu’il levait le bras, et elle sut tout de suite que la main qui se posait sur son sein était celle de cet homme. Il en avait emprisonné le téton et le sollicitait, en cadence.
Dans le même temps, quelqu’un lui caressait les cuisses et le sexe, et, à sa grande honte, elle éprouva, même au comble de cette situation dégradante, le plaisir avilissant.
— C’est cela, c’est cela, la réconforta-t-il. Vous ne devez point résister, mais bien plutôt prendre possession de vos charmes, c’est-à-dire laisser votre esprit habiter votre corps. Vous êtes nue, sans défense, tous vont jouir de vous et qu’y pouvez-vous ? Ainsi donc, il me faut vous avouer que vos contorsions ne font que vous rendre plus exquise. C’est très charmant, sauf que c’est extrêmement rebelle. Allons, regardez encore, avez-vous vu ce que je vous ai montré du doigt ?
La Belle émit un son délicat en signe d’assentiment et elle leva les yeux de nouveau, pleine de crainte. La vision était la même qu’auparavant, le rang de jeunes femmes aux yeux baissés, leurs corps aussi vulnérablement exposés que le sien.
Mais que ressentait-elle ? Pourquoi devait-elle se trouver sujette à une telle confusion des sentiments ? Elle avait cru être la seule à se trouver ainsi exposée et humiliée, un grand trophée pour le Prince, qu’elle ne pouvait plus voir, à présent Et n’était-elle pas exposée ici, au beau milieu de cette salle ?
Mais alors, ces prisonnières, qui étaient-elles ? Ne serait-elle que l’une d’entre elles ? Était-ce là le sens de la conversation singulière qu’avait eue le Prince avec le père et la mère de la Princesse ? Non, ils ne pouvaient pas avoir servi de semblable façon. Elle éprouvait un mélange bizarre de jalousie torrentielle et de réconfort. Ce traitement était un rituel. D’autres l’avaient subi avant elle. Il était immuable et elle était dans la plus désespérée des positions. Cette pensée la radoucit.
Mais son Seigneur, l’homme aux cheveux gris, lui parlait :
— Maintenant, votre seconde leçon. Vous avez vu les Princesses qui sont ici à titre de Tributs. À présent, regardez à votre droite et vous verrez les Princes.
La Belle tourna le regard de l’autre côté de la salle, autant que faire se pouvait, par-delà cette masse de visages mobiles qui l’entouraient, et là-haut, sur une autre corniche, dans le clair-obscur spectral de l’âtre, se trouvait un rang de jeunes hommes nus, tous dans la même position.
Ils tenaient leurs têtes inclinées, mains derrière la nuque, et tous étaient très beaux, chacun à sa manière, autant que les jeunes femmes de l’autre côté, mais la grande différence était leurs sexes en érection, d’une dureté sans égale, et la Belle ne put détacher le regard de cette vision, parce qu’ils lui apparurent plus vulnérables encore, et plus asservis.
Une fois de plus, elle savait qu’elle avait émis un petit bruit car elle sentit le doigt du Seigneur sur ses lèvres, et elle perçut, à la qualité même de l’air, que les Seigneurs et les Dames se détournaient d’elle.
Seules deux mains demeuraient, et ces deux-là touchaient sa chair la plus tendre, celle qui entourait son anus. Elle en fut si effrayée – car presque personne d’autre ne l’avait jamais touchée à cet endroit de son corps – qu’elle se débattit à nouveau, involontairement, fût-ce pour que le Seigneur aux cheveux gris lui caressât encore doucement le visage.
Un grand émoi parcourut la pièce. La Belle put seulement saisir des parfums de cuisine, et des plats que l’on apportait, puis elle vit que la plupart des Seigneurs et des Dames s’étaient assis aux tables. Il y eut beaucoup de propos échangés et des coupes levées, et quelque part un groupe de musiciens avait commencé de jouer une musique aux rythmes lents. Cette musique était pleine de cors et de tambourins, et du raclement de cordes épaisses que l’on frappait. La Belle vit, de chaque côté de la salle, la longue file des hommes et des femmes nus se déplacer.
« Mais où vont-ils ? voulut-elle demander. Pour quoi faire ? » C’est alors qu’elle vit les premiers d’entre eux réapparaître au beau milieu de la foule, portant des pichets d’argent dont ils remplissaient les verres sur les tables, s’inclinant chaque fois qu’ils passaient devant la Reine et le Prince, et elle les observa, s’oubliant dans cet instant, grandement absorbée.
Les jeunes hommes avaient les cheveux légèrement bouclés, coupés à hauteur des épaules et soigneusement coiffés, encadrant leurs longs visages. Et jamais ils ne levaient les yeux, même si certains d’entre eux paraissaient se mouvoir avec quelque gêne en raison de la dureté de leur pénis. Comment aurait-elle pu décrire cette gêne, elle n’en était pas certaine ; c’était dans leurs manières, une façon de soutenir la tension et le désir, sans en marquer l’expression.
Et lorsqu’elle vit la première des jeunes filles à la longue chevelure se courber au-dessus de la table avec son pichet, elle se demanda si celle-ci ressentait elle aussi un plaisir tout semblable à un supplice. À la vue de ces esclaves, la Belle éprouvait ce plaisir-là, et un soulagement empreint de sérénité, car en cet instant personne ne l’observait.
Ou tout au moins le croyait-elle.
En effet, elle perçut une sorte d’atmosphère implacable planant sur la salle. Certains personnages se levaient et déambulaient, peut-être même dansaient-ils au son de la musique. Elle n’en était pas sûre. Et d’autres s’étaient assemblés près de la Reine, leurs verres à la main, régalant le Prince, à ce qu’il semblait, de leurs histoires.
Le Prince.
Elle saisit un regard qui lui était clairement adressé, et il lui sourit Quelle royale allure il avait, avec sa chevelure abondante, noire et luisante, ses longues bottes blanches brillantes étendues sur le tapis devant lui. Il approuvait de la tête et souriait à ceux qui s’adressaient à lui, mais de temps à autre ses yeux se tournaient vers la Belle.
Pourtant il y avait tant à voir, et elle sentit la présence de quelqu’un tout proche d’elle, qui la touchait à nouveau, et elle comprit qu’une rangée de danseurs se formait justement à côté d’elle.
Les choses prirent un tour insouciant. On versa quantité de vin. Il y eut de grandes éruptions de rire.
Puis, soudain, à sa gauche, elle vit un jeune homme nu lâcher son pichet de vin, et le liquide rouge se répandre sur le sol tandis que d’autres s’empressaient d’essuyer.
Aussitôt, le Seigneur qui se tenait aux côtés de la Belle frappa dans ses mains, et la Belle vit trois Pages vêtus d’exquise manière, pas plus vieux que les jeunes hommes nus, se précipiter et se saisir du garçon pour le soulever en le tenant par les chevilles.
Cela déclencha une salve d’applaudissements chez les Seigneurs et les Dames les plus proches du garçon, et, sur-le-champ, on produisit un battoir, un fort bel instrument en or émaillé et nervure de blanc, et le malappris fut fessé d’importance, un spectacle auquel tous assistèrent avec la plus grande fascination.
Le cœur de la Belle battit la chamade. Si elle devait être humiliée de la sorte, punie de façon si immédiate et ignominieuse pour sa maladresse, elle ne savait comment elle le supporterait. Être exposée aux yeux de tous était une chose ; là, au moins, elle conservait quelque grâce.
Mais elle ne tolérait pas l’idée d’être ainsi tenue par les chevilles comme ce garçon. Elle ne pouvait apercevoir que son dos, et le battoir s’abattant en éclairs répétés sur son derrière rougissant. Il tenait ses mains docilement croisées sur la nuque, et, quand on le reposa à quatre pattes, le jeune Page au battoir le conduisit promptement devant la Reine en lui assenant une suite de coups brutaux ; là, le jeune coupable, les fesses très rouges, s’inclina et baisa la pantoufle de la Reine.
La Reine était en grande conversation avec le Prince. C’était une femme mûre, pleinement épanouie, mais c’était d’elle, à l’évidence, que le Prince tenait sa beauté. Presque avec indifférence, elle tourna ses yeux pénétrants vers le Prince et, se levant à demi pour s’avancer vers le jeune esclave, elle lui caressa les cheveux en arrière, avec affection.
Mais alors, dans le même geste empreint d’indifférence, son attention tout entière tournée vers le Prince, elle fit un geste en direction du Page, avec un bref froncement de sourcil, pour signifier que l’on punît encore le garçon.
Les Seigneurs et les Dames à proximité applaudirent avec des gestes singeant la réprimande, grandement ravis, à l’évidence, par le spectacle du page qui posa le pied sur la seconde marche de l’estrade devant le trône, et hissa l’esclave désobéissant à cheval sur son genou et, de nouveau, à la vue de tous, il le fessa bruyamment.
Une longue rangée de danseurs masqua ce spectacle un moment, mais la Belle entraperçut encore et encore l’infortuné garçon, et elle vit bien, tandis que le battoir retombait sur sa victime, qu’il avait de plus en plus de mal à supporter son supplice. Il se débattit juste un petit peu malgré lui, et, manifestement, le Page qui lui délivrait cette fessée y prenait le plus grand plaisir. Son jeune visage était tout rouge, il se mordait légèrement la lèvre, il assenait ses coups de battoir avec une brutalité inutile, et la Belle se surprit à le haïr.
Elle entendit rire le Seigneur à côté d’elle. Une petite foule éparse l’entourait à présent, des hommes et des femmes qui buvaient, bavardant l’air de rien. Les danseurs formèrent une longue chaîne, exécutant leurs mouvements tout de grâce et de fluidité.
— Ainsi vous voyez que vous n’êtes pas la seule petite créature sans défense en ce monde, fit le Seigneur aux cheveux gris, et cela vous console-t-il de voir le Tribut qui appartient à vos Souverains ? Vous êtes vous-même le premier Tribut de notre Prince et je pense qu’il vous incombe de donner fièrement l’exemple. Le jeune esclave que vous avez vu, le Prince Alexis, est l’un des tout premiers favoris de la Reine, sans quoi on ne le traiterait pas avec tant de délicatesse.
La Belle vit que la fessée avait cessé. Une fois encore, l’esclave se retrouvait à quatre pattes et baisait le pied de la Reine, tandis que le Page attendait qu’on le sollicitât.
Le derrière de l’esclave était maintenant très rouge. « Prince Alexis », se dit la Belle. C’était un joli nom, et il était lui aussi de sang royal et de haute naissance. En fait, à l’évidence, ils l’étaient tous. Cette pensée était délicieuse. Qu’en serait-il, si tel n’était pas le cas, et si elle était la seule Princesse ?
Elle fixa du regard les fesses de ce Prince. On y voyait des zébrures et de petites marques plus écartâtes que le reste, et comme le jeune esclave baisait le pied de la Reine, la Belle put voir également, entre ses jambes, le scrotum, sombre, velu et mystérieux.
Elle fut frappée, s’agissant d’un garçon, de le voir paraître si vulnérable, d’une vulnérabilité qu’elle n’avait jamais envisagée.
Mais on l’avait relâché, ou il était pardonné. Il se dressa sur ses jambes, et recoiffa ses boucles châtain-roux pour les écarter de ses yeux et de ses joues, puis elle vit son visage rougi, souillé de larmes ; pourtant, il émanait de lui une merveilleuse dignité.
Sans une plainte, il prit le pichet qu’on lui tendait et se mit à évoluer avec grâce entre les invités debout, emplissant leurs verres.
Il n’était qu’à quelques pas de la Belle, et se rapprochait petit à petit. Elle pouvait entendre ces hommes et ces femmes le taquiner.
— Une autre fessée, à vous, qui êtes si pitoyable, s’écria une Dame blonde de très haute taille vêtue d’une longue robe verte, des diamants aux doigts, et elle lui pinça sa joue toute rouge, tandis qu’il souriait, les yeux baissés.
Son pénis était dur et érigé comme auparavant, dressé, gros, immobile sur le nid de boucles qui assombrissait l’entrejambe. La Belle ne pouvait en détacher le regard.
Comme il s’approchait un peu plus, elle retint son souffle.
— Venez ici, Prince Alexis, ordonna le Seigneur aux cheveux gris.
Il claqua des doigts. Puis, prenant un mouchoir blanc, il le lui fit tremper dans le vin.
Le garçon était maintenant si près de la Belle qu’elle aurait pu le toucher. Et le Seigneur reprit le mouchoir humide pour le presser contre les lèvres de la Belle. C’était bon, c’était frais, c’était tentant. Mais elle ne put s’empêcher de lever les yeux sur le jeune Prince obéissant qui se tenait là, en attente, et elle le vit la regarder.
Quoique son visage fût encore légèrement rose, et malgré ses joues mouillées de larmes, il lui souriait.